CHAPITRE PREMIER

LES TROIS HOMMES et le robot ne se pressaient pas. Sûrs d’eux, ils pistaient Léodor Kovall à distance à travers la ville.

Les poumons en feu, ce dernier ne courait plus. Haletant, il n’avait plus que la force de marcher.

Ils me forcent à fuir. Ils m’humilient, moi, le chef de la sécurité de Larsande !

Comme si ce titre signifiait encore quelque chose.

Un sursaut de fierté faillit le faire pivoter pour affronter ses poursuivants, mais l’image de ce que ses lieutenants avaient subi lui revint en mémoire – Anoun, Draco, Halmet… tous morts – et il se remit à clopiner avec l’énergie du désespoir. Ses pas provoquèrent la fuite d’un tromperat dodu qui lézardait sur le bord du trottoir. Une solitude effrayante écrasait Larsande. Depuis le début de la traque, les rues étaient silencieuses, comme si tout le monde s’était donné le mot.

L’immeuble d’Anoun se trouvait à deux pas. Kovall avait un passe. Il y trouverait peut-être une arme. Non pour se défendre mais pour se supprimer avant qu’ils ne le prennent et s’épargner ainsi des souffrances sans nom.

L’espace d’un battement de cils, il regretta de ne pas s’être fait implanter d’armement à commandes neurales, qui faisait partie de la panoplie standard des inspecteurs de la SL.

Pour ce que ça a servi à Halmet et à Draco… Ils en étaient truffés. Cela ne les a pas empêchés de finir en bouillie, étalés sur les murs de leur appartement. Eux et toute leur famille.

À présent, c’était son tour.

Il remontait une petite rue grisâtre tout en magasins vides et rideaux de fer baissés. Il n’eut pas le temps d’atteindre l’appartement d’Anoun. Les trois hommes le coincèrent dans le hall de son immeuble. Ils n’étaient pas essoufflés. À vrai dire, Kovall n’était même pas certain qu’ils respiraient. Le robot de combat trottinait sur leurs talons ; il évoquait un chien écartelé, à la tête plate en composite noir dépourvue de caméras apparentes et aux pattes postérieures beaucoup trop hautes. Ses mouvements étaient d’une fluidité et d’une précision surnaturelles.

« Fils de pute ! cracha Kovall. Essayez de me prendre ! »

Il fit mine d’attraper une arme sous sa veste, espérant sans trop y croire que les autres l’abattraient. Mais ils portaient des lunettes transparentes avec lesquelles ils devaient l’avoir scanographié. Ils savaient qu’il n’avait pas d’arme sur lui, donc qu’il bluffait.

L’un d’eux inclina la tête en direction du robot. Celui-ci fit un bond jusqu’aux pieds de Kovall et se déploya. L’homme lui donnait sûrement ses ordres par interface neurale.

La main de Kovall retomba, inerte, comme les appendices supérieurs du robot le saisissaient délicatement par les épaules ; ce dernier se plaqua contre lui, et ses membres épousèrent étroitement les siens.

« En route », dit l’homme à haute voix.

C’était la première fois que Kovall l’entendait parler. Sa voix était aussi quelconque que son physique, probablement détimbrée par implant.

Le robot se mit en marche tel un carcan vivant. Kovall essaya en vain de détendre ses muscles. Ses tendons étaient si contractés que pendant plusieurs secondes il crut qu’ils allaient lâcher.

Ils ressortirent. De l’autre côté de la rue stationnait un camion dont la benne débordait de gros fruits mous puant les hydrocarbures. L’un des tueurs héla un autotaxi. Ils grimpèrent dans la cabine, et celui qui semblait être le chef tapa l’adresse sur une plaque électronique en face de la banquette : les docks de l’ascenseur.

Le robot s’installa de façon à ce que Kovall ne souffre pas pendant le voyage. Des bandes adhésives maintenaient ses mollets et ses avant-bras prisonniers.

Je ne supplierai pas. Je ne supplierai pas…

« Écoutez, dit-il au chef présumé. Je suis un homme de dialogue. Je vous dirai tout ce que je sais sur cette fille, ce qui se résume à pas grand-chose. La torture n’est pas nécessaire. Je suis sûr que nous pouvons nous entendre.

— Non, nous ne le croyons pas. Vous n’avez rien à offrir. »

C’était vrai. Toute la ville leur appartenait.

« Bon sang, alors qu’est-ce que vous attendez de moi ? »

Il espéra en vain que son ton ne trahissait pas la terreur qui l’habitait. Le tueur à son côté ne se donna pas la peine de répondre, et son regard inexpressif se perdit vers les rues qui défilaient derrière la vitre. Les arbres étaient typiques des planètes de la Ceinture dont la colonisation remontait à la seconde expansion : des plantes autochtones cohabitant tant bien que mal avec des arbres – chênes-vermes, ifs et fruitiers – importés des Premiers Mondes. L’autotaxi traversait les faubourgs de Larsande. La capitale, qui comptait quinze millions d’habitants, occupait une vallée côtière sur l’équateur de l’unique continent d’Es Moravi. La proximité d’un ascenseur, pour une cité d’une telle taille, était exceptionnelle. Es Moravi bénéficiait d’une croissance soutenue depuis un bon siècle. La DamalCo, propriétaire du système solaire moravien ainsi que de six autres, était florissante. Un afflux régulier d’immigrants venait grossir les rangs des prétendants aux fortunes rapides, et les villes pionnières étaient devenues des mégapoles. Comme tous les autres, Kovall avait profité de l’extension des marchés qui en avait résulté. Jusqu’à ce petit service qu’il avait rendu en échange d’une confortable enveloppe. Un service tout ce qu’il y avait d’anodin.

Pas si anodin que ça, au final.

Il essaya à nouveau d’ouvrir son circuit neural, n’obtint qu’une série de refus ponctués d’alarmes système : son accès avait été piraté. Il était coupé de tout.

L’autotaxi s’arrêta devant un établissement de consignation où l’un des tueurs embarqua deux lourdes valises dans un autre autotaxi. Ils montèrent à bord. Nouveau départ.

Ils abordèrent la zone des docks.

« Là, ce sera parfait », dit le chef.

Kovall sentit son sexe se recroqueviller. Le tueur à son côté consulta l’annuaire des téléthèques locales. Il loua pour une journée un entrepôt plongé dans l’ombre de la tour Artsutan, où s’ancrait l’ascenseur orbital, en bordure des faubourgs. Puis il donna l’ordre à l’autotaxi de se garer devant.

L’un des hommes alla ouvrir la porte coulissante du bâtiment, fit une brève inspection avant de revenir avec un bref :

« Rien à signaler. »

Le robot se redéploya ; ils sortirent du véhicule. Les tueurs prirent les valises et pénétrèrent les premiers dans une immense salle vide dont la partie supérieure était tapissée de grandes baies vitrées.

Tandis que les volets métalliques de la porte se refermaient lentement, ils commencèrent à déballer le matériel contenu dans les valises : un médikit portatif protégé par une coque gris anthracite auquel se connectait un module chirurgical. Une sueur glacée dévala l’échine de Kovall.

Je ne supplierai pas. Ils ne me feront pas supplier.

Obéissant à un ordre muet, le robot étira ses membres pour adopter une posture en croix. L’un des tueurs s’approcha de Kovall, lui dénuda le torse et colla des sondes reliées au médikit. Le module chirurgical s’ouvrit et laissa se déployer des appendices branchus, à la manière d’une plante à croissance fulgurante. Chaque appendice se ramifiait en instruments de plus en plus petits, jusqu’à des scalpels moléculaires. Le tueur recula comme s’il considérait un tableau auquel il venait de donner le dernier coup de pinceau.

« Nous ne voudrions pas que tu défailles aux moments les plus intéressants, dit-il. Le médikit va t’injecter des capteurs physiologiques qui surveilleront ton cœur et tous tes paramètres vitaux pendant que… enfin, tu comprends. Détends-toi, Léodor : l’émotion décuple la douleur.

— Sale bâtard ! Mes lieutenants vous retrouveront. Ils vous feront la peau à petit feu.

— Tss-tss. Tes hommes sont morts, tu le sais bien. Par mesure de précaution, je vais t’en donner la liste et tu nous diras gentiment ceux que nous avons oubliés. »

Ce fut la première chose qu’il fit. La première d’une longue série.

 

Il n’avait jamais imaginé qu’une telle quantité de souffrance pût exister. Elle se déversait en lui en continu. Cela dura cent millions d’années. C’était si atroce qu’il aurait dû s’évanouir, mais le médikit le maintenait conscient en lui injectant des doses massives de drogues pendant que les appendices tourbillonnants l’épluchaient – littéralement. Ils commencèrent par lui écorcher les jambes des chevilles jusqu’à l’aine, l’amputèrent de tous ses membres puis retirèrent ses organes internes l’un après l’autre, ne laissant intact que le bloc cœur-poumons. Il lui sembla que ses neurones se consumaient et que ses terminaisons nerveuses se recroquevillaient telles des araignées passées à la flamme d’un briquet. Le médikit assurait l’épuration du sang, la régulation endocrinienne et la stimulation cardiaque.

Fermer les yeux ne servait à rien : la caméra du robot filmait et transmettait l’image vidéo à Kovall par son propre circuit neural, de sorte qu’il fut obligé de suivre le supplice du point de vue de ses bourreaux, même après l’arrachement de ses yeux. Ils lui laissèrent ses tympans et sa langue.

Par moments, la souffrance refluait, océan palpitant qui se retire à marée basse mais demeure à portée de vue. Une voix lui parvenait, posant des questions précises sur le « petit service » qu’il avait rendu.

Et Kovall répondait. Il n’était plus qu’un hoquet au milieu de la douleur. Il raconta la façon dont un inconnu l’avait contacté afin de cacher une femme qui devait transiter par Es Moravi pendant une semaine. Le courrier électronique provenait d’un astéroïde habité, Ast Harbin, cependant il y avait de fortes chances pour que l’adresse d’expédition fût fausse. Du reste, Kovall n’avait pas cherché plus loin : on le payait grassement pour fournir une planque et se taire. Il n’avait aperçu la femme qu’une poignée de secondes – ou plutôt le masque qui couvrait l’intégralité de son visage. Un masque ovale et lisse ne laissant deviner que des yeux… des yeux d’un bleu profond. Un capuchon dissimulait le reste de son crâne. Kovall avait convoyé la femme et un inconnu sans signe distinctif entre la tour d’ancrage de l’ascenseur et la planque. Puis il avait placé deux de ses lieutenants en surveillance et encaissé l’argent. C’était fini… Du moins, c’était ce qu’il avait cru. Car, trois jours plus tard, tous ses lieutenants étaient morts. La femme et son accompagnateur s’étaient volatilisés.

Des souvenirs incongrus lui revinrent : un grain de beauté au coin de la paupière de l’accompagnateur, qu’il n’aurait jamais cru avoir remarqué. Les mains fines et blanches de la femme… avec des doigts dépourvus d’ongles.

Les tueurs s’entre-regardèrent.

Il n’en savait pas plus. Tout ce qu’il voulait désormais, c’était mourir. Par pitié.

« Attends, Kovall. Ce n’est pas fini. »

Et cela dura encore une éternité. La vision de son supplice lui fut enfin ôtée. Une jauge apparut, flottant dans le néant gris ; une barre qui se déroulait dans tout son champ visuel et se grisait lentement par la droite.

« Voilà le temps qui te reste à vivre, dit le chef. Le médikit est programmé pour s’arrêter dans quatre heures. Si tes commanditaires te retrouvent d’ici là, tu leur diras que ce que tu as souffert n’est rien, rien en comparaison de ce qu’ils souffriront, eux et leurs alliés, s’ils ne laissent pas tomber. La fille est à nous. »

Kovall les entendit relever la porte de l’entrepôt puis partir. Non loin de là, le bourdonnement du médikit lui parvenait. Il se trouvait dans un état de conscience étrange. La douleur coulait toujours dans ses veines, non plus noire mais d’un rose pâle. Le temps, lentement, se réordonna.

Quand la jauge fut à moitié pleine, des pas résonnèrent sur le ciment de l’entrepôt. On lui souleva le crâne avec délicatesse. Puis une voix masculine, mal assurée :

« Bon sang, il y en a partout…

— Ouais, répondit une voix féminine. Attends, je crois qu’il nous entend… » La voix se déplaça. « Ne parlez pas, Kovall. Vous êtes si faible que vous risqueriez d’en mourir. On va communiquer par votre circuit neural. »

Au bout d’une minute, une fenêtre s’ouvrit dans le néant, en surimpression de la jauge. Dans la moitié supérieure droite, une image vidéo de mauvaise qualité montrait une jeune femme engoncée dans une combinaison noire. Elle était penchée sur ce qui restait de lui. Ses yeux étaient noirs, sa chevelure d’un roux sombre. Son oreille gauche arborait une légère entaille verticale. Le bas de son visage était dissimulé sous un mouchoir qu’elle tenait devant sa bouche. Non pour cacher ses traits, mais à cause de l’odeur. La caméra qui la filmait devait être portée par son compagnon.

« Je vois la jauge, dit ce dernier. On lui a laissé assez de temps pour nous parler, au cas où il serait retrouvé. Ça signifie qu’il n’a rien appris à leur sujet.

— Un piège ? s’enquit la femme.

— Non, le périmètre est sécurisé. Plutôt un message à notre intention. Ils n’ont même pas miné le gars… Kovall, vous m’entendez ?

— Oui.

— Racontez-nous ce qui s’est passé. »

Il raconta. La femme se frotta nerveusement le nez – les remugles des organes répandus alentour devaient être insupportables – avant de déclarer :

« Je suis désolée, Kovall. Nous devons nous protéger nous-mêmes, or le seul fait de vous venir en aide risquerait de nous trahir. Croyez bien que je le regrette. De toute façon, il est trop tard. Vous êtes à l’article de la mort. Tout ce que nous pouvons faire, c’est vous débrancher. »

Kovall accueillit cette proposition comme une délivrance et faillit l’accepter. Mais quelque chose le poussa à rétorquer :

« Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Nargess. Comme vous vous en doutez, nous pistons la femme sans ongles qu’on vous a payé pour planquer.

— On… Qui ? Qui m’a payé ? Qui était cette femme ?

— Je ne peux pas en dire davantage, les autres ont peut-être laissé des micros que nous n’avons pas détectés.

— Si vous voulez faire quelque chose pour moi, supprimez la limite de fonctionnement du médikit et connectez-le à ma fiche neurale. »

La femme échangea un regard avec son compagnon. Sans un mot, elle s’exécuta. Le compte à rebours disparut.

« Vous ne préférez pas…

— Foutez le camp ! »

Nargess hocha la tête puis entraîna son compagnon vers la sortie. La porte se rabattit dans un fracas de ferraille.

La mécanique du talion
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